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ARTICLE - Aimez-vous Debussy ?

Avez-vous déjà écouté Clair de Lune joué par Claude Debussy lui-même ? Comment ne pas suspecter un fake ? Pourtant cette « transcription » (1) ainsi qu’une vingtaine d’autres du même compositeur existent bel et bien sur YouTube ou les plateformes de streaming. Et sont de très bonne qualité. Mais par quel moyen ont-elles été réalisées, alors que l’enregistrement électrique a commencé seulement en 1927 ? Nous allons essayer d’élucider ce mystère pour vous.

Par Elena Giannakou-Fèvre



- « Un enregistrement étonnamment bon, pour une technologie d’il y a cent ans ! »

- « Si c’est vraiment lui [Debussy] qui joue, c’est intéressant comme il joue vite… »

- « Si on n’avait pas précisé que c’est Debussy qui joue, tout le monde détesterait la vitesse d’interprétation ! »

- « Il devait le jouer vite à cause de la faiblesse de durée du phonographe… S’il l’avait joué plus lentement, il n’aurait pas pu le jouer sur un seul disque. »

- « On peut autoriser Debussy à accélérer son interprétation si ça lui fait plaisir ! »

- ... (2)

Voici un petit échantillon des commentaires que nous pouvons lire sur YouTube, sous l’enregistrement audio de Clair de Lune, joué par Claude Debussy lui-même, très probablement avant 1913. Des commentaires, il y en a plus de 3 500. La plupart étonnés, émerveillés, suspicieux même ; d’autres d’un ton plutôt humoristique.


Ce qui surprend d’abord leurs auteurs, c’est la qualité de l’enregistrement : comment cela a-t-il pu être réalisé dix bonnes années avant les débuts des enregistrements modernes, relativement audibles ?

Autre préoccupation : la vitesse de l’interprétation du 3e mouvement de la Suite Bergamasque. Celle-ci apparaît dès la première mesure beaucoup plus élevée que celle à laquelle nous ont habitués les interprètes contemporains, soit un andante très expressif, joué pianissimo.


Certains pensent donc que le compositeur était limité par le procédé d’enregistrement utilisé à cette époque, et qu’il s’était trouvé dans l’obligation d’accélérer le tempo pour que son Clair de Lune ne déborde pas du temps imparti (supposé être moins de 4 minutes, puisque son interprétation dure 3 min 50).

Que répondre à tous ces questionnements ?


Des rouleaux en papier perforés

Si la qualité du son est aussi bonne, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’un enregistrement électromagnétique, mais de piano rolls ou « piano enregistreurs » qui reproduisent le jeu du pianiste sur un rouleau en papier perforé. Les rolls (rouleaux en papier en français) pouvaient être de la longueur que l’on souhaitait. Une découverte sensationnelle pour l’époque, puisque même des morceaux de 40 minutes ont pu être enregistrés de cette façon. Un siècle plus tard, il est toujours possible de faire rejouer ces rouleaux sur un piano moderne de bonne qualité, à condition de disposer du traducteur mécanique adéquat…


Comment ça fonctionne ? Les pianos sont activés par des systèmes mécaniques et pneumatiques ; soit on transfère l’interprétation des pianistes sur les rouleaux de papier par des systèmes compliqués, soit on crée directement des partitions de musique sur les rouleaux. On pourrait donc même y écrire des musiques impossibles à jouer par un seul interprète.


En 1904, Welte-Mignon a été la première entreprise à utiliser des piano rolls. Cette manufacture d’origine allemande installée à New York a réussi à reproduire de manière automatique et authentique les subtilités de jeu des pianistes célèbres de l’époque. C’est elle qui a enregistré Claude Debussy. Ont suivi d’autres fabricants : Ampico (1911), Duo-Art (1914) et Hupfeld’s Triphonola (1919). Rien que leurs noms nous font rêver !

Denis Condom, professeur de musique à Sydney passionné par ce procédé d’enregistrement, a rassemblé jusqu’à sa mort en 2013 plus de 7 000 rouleaux, divers mécanismes et instruments du début du XXe siècle. Sa collection impressionnante est maintenant gardée à la Stanford University. L’université californienne souhaite préserver son héritage et le rendre accessible à tous en le digitalisant.

D’ores et déjà, nous trouvons par ailleurs beaucoup de musiques émanant des piano rolls en CD ou sur les plateformes d’abonnement. Nous pouvons ainsi admirer Ravel, Gershwin, Richard Strauss ou encore Stravinski jouant leurs propres compositions, tout comme Debussy (3).


Humour anticonformiste et emportements inexplicables

Cependant, en écoutant ces enregistrements, une question nous vient à l’esprit : ce procédé de reproduction musicale est-il bien fidèle à l’œuvre originale ? Bien sûr que oui, répondent en chœur Denis Condom et la Stanford University et nous le prouvent en publiant des articles bien argumentés.


Quant au tempo accéléré utilisé par le compositeur français anticonformiste pour son Clair de Lune qui a provoqué autant de commentaires sur YouTube, l’explication n’aurait rien à voir avec le système d’enregistrement… Dans une thèse intitulée L’humour de Debussy, parue aux éditions Hermann, Benjamin Lassauzet consacre un chapitre à Debussy interprète. Il compare les enregistrements du musicien par lui-même à ceux de douze pianistes célèbres, à commencer par Alfred Cortot en 1949 jusqu’à l’interprétation de Jean-Efflam Bavouzet en 2006. Nous n’allons pas rentrer dans les détails de son analyse, mais il apparaît clairement que Claude Debussy est le moins fidèle à la partition, que ce soit pour le tempo ou pour des accélérations ou ralentissements surprenants, que l’on entend également sur le Clair de Lune de YouTube. Nous savons par ailleurs que, lorsqu’il était encore élève au conservatoire, il s’attirait les observations de ses professeurs pour des « emportements inexplicables » dans ses interprétations (4).

Ainsi, le mystère des enregistrements de Debussy n’en est plus un…



Permettez-nous encore de partager avec vous trois autres commentaires sur le compositeur (2) laissés sous l’audio de Clair de Lune sur YouTube qui ont attiré notre attention et nous ont fait sourire :

- « Ce type est bon ; il devrait composer… »

- « Il ressemble à Leonardo DiCaprio ! »

- « Savait-il qu’il finirait un jour sur YouTube ? »


(2) Commentaires traduits de l’américain.

(3) Sur les plateformes de streaming, il faut chercher « Debussy piano rolls », pour obtenir les enregistrements de Debussy, ou « Denis Condom piano rolls », pour obtenir ceux d’autres compositeurs et interprètes qui ont été enregistrés de la même façon entre 1904 et 1929. En 1929, avec l’arrivée de la crise économique mondiale et l’amélioration des enregistrements électromagnétiques, ces procédés ont été abandonnés. On pourrait encore en trouver une traduction moderne, beaucoup moins poétique, avec le code MIDI, un ordinateur et un piano numérique…

(4) A lire également : Monsieur Croche, de Claude Debussy (Gallimard, coll. L’Imaginaire)


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