Lourdement impacté par la crise sanitaire, le secteur culturel n’a eu d’autre choix que de s’en remettre au numérique pour continuer d’exister. Mais si les plateformes de streaming ont fait figure d’alternative face à la fermeture des lieux de spectacle, le confinement est aussi l’occasion d’interroger la viabilité de leur modèle économique.
Par Clara Vincent
Contraints de baisser le rideau en raison des mesures sanitaires, les professionnels de la culture se sont reportés sur le numérique pour continuer de faire vivre l’expression artistique. Des visites d’expositions virtuelles à la retransmission de pièces de théâtre en passant par la diffusion de concerts en live ont ainsi permis au public de continuer de bénéficier de rendez-vous culturels durant cette période si particulière.
Cette dématérialisation de l’offre aurait même contribué à toucher un public à la base plutôt réfractaire aux nouvelles technologies, ou bien peu habitué des lieux culturels. C’est en effet ce qu’a révélé la publication, le 13 décembre dernier, de l’étude du DEPS (Département des études de la prospective et des statistiques du ministère de la culture) sur les pratiques culturelles des Français pendant le premier confinement.
« Un des grands résultats pour nous, c’est d’observer une structure des publics un peu moins clivée d’un point de vue social et générationnel, par rapport à l’enquête Pratiques culturelles réalisée en 2018 », commentait Anne Jonchery, co-auteure de l’étude, sur le site de France culture. Les chiffres font notamment état d’une forte hausse de la consultation de l’offre culturelle en ligne par les personnes âgées de 60 ans et plus (soit +12 pts, par rapport à l’enquête de 2018), ainsi que par les catégories plus populaires et les non-diplômés.
Le modèle économique des plateformes remis en cause
Mais si le digital a pu profiter à une plus large partie de la population française, du côté des professionnels de la culture, il n’a pas gommé les inquiétudes liées à la crise sanitaire. Ces derniers craignent en effet que les géants du web s’accaparent l’entièreté des recettes générées pendant le confinement.
A l’orée du deuxième confinement, la protestation des librairies de voir leurs commerces classés comme « non-essentiels » a été représentative de cette préoccupation touchant l’ensemble du secteur. Le principal motif de leur contestation avait trait à la concurrence déloyale que représentaient les entreprises de e-commerce.
Pour les secteurs du spectacle vivant, de la musique et du cinéma c’est à l’endroit des plateformes de streaming que proviennent les inquiétudes. C’est que leur modèle économique à de quoi laisser circonspect. Tandis que ces dernières constituent les principaux espaces d’accès à la création en ces temps de confinement, leur mode de rémunération s’avère en effet peu profitable aux artistes-auteurs.
A ce titre, le 19 novembre dernier, l’Adami, organisme de gestion des droits des artistes-interprètes, a adressé une mise en demeure à l’État français. « Cette mise en demeure est la triste conséquence de l’inaction des pouvoirs publics pour garantir aux comédiens, chanteurs, musiciens, etc. une rémunération décente pour l’utilisation de leur travail sur Internet. Alors qu’ils sont privés de travail depuis 9 mois, les artistes ne profitent pas non plus de la remarquable croissance des plateformes de streaming », lit-on sur le site de la structure.
Bien que mise en exergue ces derniers mois, cette question d’une juste rémunération de l’art par les plateformes de streaming n’est toutefois pas concomitante avec l’avènement de la pandémie. L’un des premiers secteurs à y avoir été confronté est l’industrie musicale.
Au tournant des années 2000, l’arrivée progressive d’Internet a en effet progressivement modifié les usages, jusqu’à rendre obsolète le CD. De sorte qu’aujourd’hui, l’écoute de la musique se fait majoritairement en ligne via des plateformes telles que Deezer, Apple Music ou encore Spotify.
Quoique leur date de création remonte à dizaine d’années, leur système de rémunération auprès des artistes-interprètes laisse toujours à désirer. Selon l’étude annuelle conduite par le site The Trichordist sur les tarifs moyens des plateformes musicales en 2019, Youtube rémunère les ayants-droits à 0,0015 dollars par écoute, et Spotify guère plus, avec une moyenne de 0,0034 dollars. Apple Music ou encore Deezer affichent quant à eux des montants un peu meilleurs avec, respectivement, 0,0067 dollar et 0,0056 par stream.
Or, ces rentrées ne permettraient qu’à seulement 1% des artistes de percevoir le smic, selon l’association européenne des sociétés de gestion des artistes interprètes AEOPO ARTIS.
Des propositions concrètes
Le contexte lié à la crise sanitaire n’ayant fait qu’exacerber une telle iniquité, des campagnes de mobilisation contre les plateformes musicales ont alors ponctué ces derniers mois de confinement. Ainsi l’UMAW (The United Musicians and Allied Workers Union), un syndicat fondé en mars 2020 aux États-Unis, lançait-il en octobre la campagne « Justice at Spotify », largement relayée sur les réseaux sociaux.
Plus qu’une simple liste de griefs, la pétition s’accompagne de propositions concrètes afin de rendre le modèle économique des plateformes plus équitable. Il propose par exemple une rémunération minimum à 1 centime par stream, une plus grande transparence dans les contrats, ou encore l’adoption du modèle de paiement dit de l’user centric.
Ce modèle se définit par une répartition des revenus qui soit basée sur les écoutes réelles des utilisateurs. En France, le Centre National de la Musique (CNM) a par ailleurs récemment fait savoir qu’il avait lancé une étude afin d’en évaluer la viabilité, rapportait France Musique.
Une solution pour rétablir l’équité a également été trouvée du côté du secteur de l’audiovisuel. En octobre, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot annonçait en effet au journal Les Echos la validation du décret visant à contraindre les plateformes de reverser 25% de leurs recettes générées sur le territoire hexagonal à la création cinématographique française.
Une mesure saluée en décembre dernier par cinq organisations de producteurs et de réalisateurs que sont la Société des Réalisateurs de Films (SRF), la Société des Auteurs Réalisateurs Producteurs (ARP) et de producteurs, le Syndicat des Producteurs Indépendants (SPI), l’Association des Producteurs de Cinéma (API) et l’Union des Productions de Cinéma (UPC). (1)
Globalement, ces actions visent à ce que les plateformes numériques participent financièrement davantage à la chaîne de la production culturelle. Car la question, pour le monde de la culture, de devoir composer avec le numérique est loin d’être circonstancielle et corrélative au confinement. Tout au plus celui-ci en aurait accéléré le processus. Ainsi que le révélait la dernière enquête sur les pratiques culturelles des Français menée en 2018, la consommation des biens culturels sur Internet concernait en effet 78% des internautes.
Reste à savoir si, pour ces derniers, le principe de la gratuité qui prévaut sur le web puisse aisément ou non être remis en cause.
(1): Lire ici leur déclaration publiée le 21 décembre 2020
Pour aller plus loin
- «La culture en crise : Guide de politiques pour un secteur créatif résilient», URL : https://fr.unesco.org/creativity/publications/culture-crise-guide-de-politiques-pour-secteur
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